« Expulsion de sans-papiers à Bagnolet: "Ils faisaient partie de notre vie"
Christophe Abric, édité par L'Express, publié le 30/06/2017
Jeudi, 200 sans-papiers ont été expulsés d'un immeuble à Bagnolet. Une décision qui attriste leurs voisins, avec qui ils se sont liés d'amitié. L'un d'eux témoigne.
Ils y étaient installés depuis près de 3 ans et s'étaient pleinement investis dans la vie bagnoletaise. Jeudi, au petit matin, les 200 habitants sans-paoiers d'un ancien immeuble de bureaux à Bagnolet, ville de la petite couronne du nord-est parisien, ont été forcés de plier bagage après que les forces de l'ordre les ont expulsés. Mis à la porte de leur logement, tous se sont réunis devant la mairie, dans l'espoir d'obtenir une solution, en vain.
Interrogée par Le Parisien, la préfecture justifie cette expulsion par "des risques liés à l'utilisation de chauffages artisanaux et de réchauds, ainsi que par la multiplication de branchements électriques sauvages".
Ce n'est pas une première pour ces hommes sans-papiers, qui réclament leur régularisation depuis leur installation dans le squat. Leur départ n'en est pas moins difficile, pour eux, comme pour les riverains avec qui de forts liens d'amitié avaient été liés. Christophe, un de leurs voisins, raconte.
La porte d'en face
"Chez les Baras, c'était la porte en face. Les 200 réfugiés, (pour la plupart) maliens, qui ont été expulsés, le 29 juin au matin, habitaient en face de chez moi, pile de l'autre côté de la rue. Je voyais leurs chambres depuis la chambre de ma fille, je les croisais en allant à l'épicerie, en emmenant les enfants à l'école, en sortant les poubelles, en fermant mes volets.
Tous les jours, je les saluais, ils me saluaient, toujours avec le sourire. Je ne connaissais le prénom que de trois ou quatre d'entre eux, mais tous savaient que ma fille s'appelait Princesse. Elle leur disait "bonjour", à tous, comme elle le fait tout le temps, avec un ton frais, enjoué, ils lui répondaient toujours, tous, avec le sourire, comme on le fait avec une princesse de 5 ans.
"Ils invitaient tout le quartier"
Je n'ai jamais vu autre chose de leurs chambres que ce qu'on pouvait apercevoir depuis la chambre de ma fille. Du linge qui sèche, une télé posée sur un tabouret qui diffusait du foot dès qu'elle le pouvait. En revanche, on était souvent invités dans les espaces communs du bâtiment. Il y avait là une merveille d'organisation de bric et de broc, une architecture de récupération.
Il y avait le coin jeu, où ils jouaient, assis sur de vieux canapés, à un Fifa de 15 ans d'âge sur une PS3. Il y avait la cuisine où cela mijotait sans cesse, sur des plaques pas toutes neuves, avec derrière de grands panneaux résumant tout ce qu'ils devaient savoir pour leurs papiers, leurs relations avec la police... Il y avait des fauteuils qu'on leur avait filés, des matelas qu'ils avaient récupérés, de la musique, des frigos, des Samsungs dans les mains, des enceintes Bluetooth. Un soir par semaine, un coiffeur venait.
Une fois tous les deux mois, ils invitaient tout le quartier. Il y avait des concerts, de la musique, du yassa et du jus de gingembre. Blick Bassy y avait donné un beau concert. On était nombreux et c'est à cet endroit que j'ai découvert des voisins à qui je n'aurais peut-être jamais parlé. Je me souviens qu'à chaque fois, sans faute, ils éteignaient à minuit pile.
"Grâce à eux, une rue plus sûre"
Parce qu'ils respectaient ce quartier qui était le leur, c'était toujours hyper propre devant le squat. Leur organisation rigoureuse à l'intérieur était impressionnante, à se demander comment ils faisaient, et se ressentait à l'extérieur. Il y avait toujours quelques gars devant la porte, mais jamais d'attroupements, et cette présence donnait de la vie à la rue, la rendait plus sûre: ils ont empêché un vol de scooter et un jour, l'un d'eux m'a permis de virer un mec qui faisait du repérage pour des cambriolages.
On aimait qu'ils soient là. On aimait les croiser. On aimait quand l'écho de la rue projetait le son de leurs voix jusque dans le jardin. On aimait quand ils participaient au stand merguez du vide-grenier, quand ils organisaient des fêtes, quand ils partaient travailler, quand ils téléphonaient depuis la rue. C'était nos voisins, et tout ce qu'on pouvait faire pour qu'ils le restent, malheureusement, c'était d'être là dès que des avocats se montraient, et dire, répéter, à quel point on les aimait, à quel point ils faisaient partie de notre vie.
"Ils m'ont consolé"
Ce matin, après avoir pris la photo de ma fenêtre, je n'ai pas pu m'empêcher de pleurer. Je suis descendu en prendre quelques-uns dans mes bras, et -les cons!- ce sont eux qui m'ont consolé. Mon fils a demandé ce qu'il se passait, ma fille a pleuré, elle les a regardés par le balcon et a crié "au revoir!".
30 minutes plus tard, elle était habillée pour l'école. On est sortis dans la rue. En face, devant la porte du squat que des ouvriers muraient déjà, il y avait six CRS en tenue. Ma fille a dit "Bonjour!", comme elle le fait tout le temps, avec un ton frais, enjoué. Ils lui ont tous répondu de concert, d'une voix grave, qui masquait mal leur gêne face au burlesque de la situation. Ce n'était pas un bonjour digne d'une princesse." »