Lu dans « lecitoyen », ce 17 octobre 2016 :
« Des poubelles et des hommes» http://www.lecitoyen.fr/Des-poubelles-et-des-hommes_a87.html un article (et photos de Léa Guedj :« Alors que la récup a le vent en poupe dans les discours, sur le terrain, les glaneurs et glaneuses et leurs soutiens luttent pour que la précarité face place à la solidarité. La radio chante déjà à tue-tête lorsque nous nous engouffrons sous les halles du marché Croix-de-Chavaux à Montreuil ce mercredi de mi-septembre. Les chineurs et chineuses ont pris leurs quartiers, comme chaque mois depuis que l’autorisation municipale leur en a été donnée en mars 2013 grâce à l’accord de la maire de l’époque, Dominique Voynet (Europe Écologie Les Verts).
Des vendeurs à la sauvette, étalant leurs marchandises sur le trottoir, jusqu’à ce que les forces de police viennent les déloger, c’est l’image qui colle à la peau des glaneurs. Et pour cause, « à porte d’Auteuil, c’était le Far West », raconte Samuel Le Cœur, président de l’association AMELIOR. Mains sur le guidon et casquette vissée sur la tête, ce révolté des temps modernes lutte avec les autres membres de l’association pour améliorer la condition des biffins, et faire reconnaître leur contribution à la « valorisation des déchets ».
Pas de répit pour les fantassins de la récup, cette journée est à l’image de leur combat, longue et difficile. Dès cinq heures du matin, la halle s’éveille : « On installe les stands », explique Lucia Savu, une bénévole investie qui vend ses propres créations à base de plastique recyclé. « C’est deux euros pour un mètre, quatre euros pour deux mètres », indique-elle. Une fois chacun à sa place, pas question de déserter, et ce jusqu’à la fin du marché et au-delà. À partir de 17 heures, « on ramasse et on trie » encore pour disposer sur des bâches les objets qui seront distribués gratuitement. C’est dans une benne, louée pour trente euros ce soir-là, que les derniers objets restants sont enfin embarqués, pour être acheminés vers la déchetterie.
Sur le front de la bataille des déchets, « tout le monde est dans l’illégalité »
La déchetterie, cette ultime destination que Samuel Le Cœur et sa tribu de récupérateurs veulent éviter à nos déchets. « Tout ce qu’il y a là normalement ça irait à l’incinérateur », regrette-t-il, « alors que sur la totalité des déchets que gèrent les biffins, on est à environ 95 % de réemploi ! ». « Il faut expliquer qu’ils participent de manière naturelle à la diminution des déchets, que c’est gagnant-gagnant », confirme Hélène Zanier. Ancienne élue régionale puis municipale EELV, cette militante écolo de Bagnolet déplore que « sur le terrain », ce qui continue de primer dans la gestion des déchets soit « la pollution de l’air, du sol, de l’eau, et le grignotage de terres ».
Pourtant, le traitement des déchets est très réglementé, aussi bien au niveau européen que national et régional. S’agissant du Plan régional d’élimination des déchets ménagers et assimilés (2009) l’Observatoire régional des déchets d’Île-de-France (Ordif) note que l’atteinte de son objectif de réduction des déchets ménagers par habitant en 2013 s’explique notamment par le fait qu’une partie de ces déchets « est dorénavant collectée par les circuits privés ou associatifs, et non plus par le service public ». C’est donc largement grâce à l’action d’associations comme AMELIOR que certains de nos déchets réemployables empruntent d’autres chemins.
Dans ce contexte, Samuel Le Cœur dénonce : « Tout le monde est dans l’illégalité », et cela va du « citoyen de base qui ne trie pas ses déchets » aux « prestataires de délégations de service public », en passant par l’État. C’est pourquoi il vit comme un paradoxe criant les interventions policières et les interdictions de rassemblements, auxquels ils font face régulièrement, comme le 1er mars dernier, lors de la Journée mondiale des récupérateurs, lorsqu’ils sont « chassés » de la place de la République. À ses yeux, c’est « une preuve de dignité et de courage » que de réclamer un statut pour l’exercice d’une activité qui fut jadis une profession, celle du chiffonnier, arpentant les rues, muni de sa biffe.
Ces difficultés auxquelles les biffins sont confrontés sont perceptibles dans la méfiance que montrent certains d’entre eux : exaspérés par l'image qui est donnée d’eux dans les médias, à la télévision en particulier, certains refusent de nous parler. « Ici, c’est avec la mairie, c’est déclaré », insiste Lucia Savu, « on interdit tout ce qui est emballé ». Mais cela n’empêche pas Khady, ontreuilloise, munie de son caddie, de nous confier ses doutes sur la provenance des objets vendus sur le marché. « Je ne vais rien acheter », assure-t-elle, avant de finir par craquer pour une robe colorée à deux euros.
La mauvaise réputation, obstacle à la coopération
La démarche n’est donc « pas simple », notamment pour « informer les riverains », décrit Dominique Voynet, qui a donné l’autorisation à l’association AMELIOR d’organiser ce marché en mars 2013. Elle avoue avoir dû surmonter la « mauvaise image » qui est associée à cette activité souvent « sauvage et désorganisée ». Même sur le bien connu et « très encadré » marché aux puces de Montreuil, on trouve parfois des objets volés ou « contrefaits ». C’est d’ailleurs sur un de ces marchés qu’elle a racheté son propre ordinateur, après qu’il a été volé dans son bureau.
Samba, lui, « rafistole » et vend ce qu’il chine depuis plusieurs années. Une chaussure à la main, il est en pleine négociation avec une cliente lorsque nous l’abordons. Originaire du Sénégal, où il a suivi des études d’ingénieur, il nous montre sa dernière trouvaille : un ordinateur, manifestement abandonné parce qu’il lui manquait une pièce. Samba est d’avis qu’« il ne faut pas faire de marché sauvage dans la rue, à la sauvette ». Cependant, pour généraliser la réalisation de cette activité « conformément à la loi », comme le souhaite Samuel Le Cœur, la communauté des biffins et leurs soutiens se heurtent à des réticences. « S’il y a une forme de solidarité, c’est entre les précaires et les modestes » résume Dominique Voynet.
Face à la nécessité d’« assurer la sécurité » des biffins et de leurs clients, ainsi que « la propreté », Dominique Voynet souhaitait une « approche intercommunale » avec les communes de Bagnolet et de Paris. Mais « le dialogue fut pauvre » avec la mairie de Bagnolet, dirigée à l’époque par l’élu communiste Marc Everbecq. « Celui d’aujourd’hui [le socialiste Tony Di Martino, NDLR] n’est pas plus préoccupé par ces problématiques », renchérit Hélène Zanier. Quant à l’ancien maire socialiste de Paris, Bertrand Delanöe, Dominique Voynet reproche à sa commune d’être « une ville riche qui repousse vers la périphérie les activités les moins nobles », ce qu’illustre selon elle le refus de voir s’installer le marché des biffins à porte de Montreuil, dans le 20ème arrondissement.
Toutefois, Dominique Voynet a fait confiance aux associations pour organiser le marché des biffins. « La décision fut unanimement portée par la majorité municipale, sans opposition des autres partis », précise-t-elle. Une confiance renouvelée par la municipalité après l’élection de 2014, avec à sa tête le maire PCF Patrice Bessac. Il faut dire que la gestion « informelle » des déchets était déjà très présente à Montreuil : « Beaucoup à Montreuil ont l’habitude de poser des meubles récupérables, des objets encore utilisables dans la rue, et leurs voisins et les Roms les récupèrent », décrit-elle.
La récup, symptôme de la pauvreté ?
L’activité des biffins n’est pas seulement le symptôme d’une gestion déficiente des déchets, et d’une prise de conscience d’une partie de la population de l’urgence d’y remédier. Cela, l’ancienne maire d’une des communes du département le plus pauvre d’Île-de-France en a bien conscience. « C’est une activité de survie précaire, juge-t-elle, […]pour les vendeurs, comme pour les acheteurs ». Sur les bâches blanches du marché, ce ne sont pas que des objets, mais également la précarité qui s’expose, et notamment celle « des personnes âgées ». Pour Dominique Voynet, dans la majorité des cas, « on chine parce qu’on n’a pas le choix ». Une image de pauvreté qui « dérange les citoyens », ce qui explique la frilosité des municipalités à accueillir les biffins, selon Hélène Zanier.
Néanmoins, certains signes semblent démontrer que la tendance est à la valorisation de la récup. Quelques jours après le marché de la Croix-de-Chavaux, dans l’enceinte de l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul (13ème arrondissement) où foisonnent désormais idées et créativité, que les biffins ont vendu leurs marchandises. D’ailleurs, si cela « tient économiquement », observe Dominique Voynet, c’est en partie parce que « ceux qu’on appelle des « bobos » viennent y chiner comme dans un vide-grenier ».
Cependant, « c’est une tendance assez nouvelle », nuance Hélène Zanier. L’exclusion est toujours de mise, et aboutit à un paradoxe entre l’exigence attendue de la part des biffins pour contrôler l’origine des objets vendus et assurer la propreté des lieux qu’ils occupent ponctuellement, et les obstacles, en particulier administratifs, qui bloquent leur avancée vers la structuration. « Une fois que les gens sont organisés, structurés et reconnus, on peut avoir un peu d’exigence, […] mais quand on les nie, les persécute et les maltraite, difficile d’en avoir », estime-t-elle.
À l’avenir, Samuel Le Cœur projette de parvenir à procurer aux biffins « des camions, des locaux, des machines », tous ces « moyens de production qu’ils n’ont pas ». Son espoir est donc double : celui d’« une société qui parvient à mieux gérer ses déchets », mais aussi celui que la société puisse « apprécier davantage l’effort et l’utilité des personnes qui sont contraintes de le faire au niveau zéro, sur le trottoir ». »